Le devoir de mémoire
 

 

Je me souviens…

Octobre 2012, Jérusalem, Yad Vashem le mémorial de la Shoah où l’indicible vous sidère, je revoie encore de ces deux jeunes juifs prostrés, anéanti par l’horreur qu’ils découvrent, ces images de visages émaciés, ces yeux exorbités qui semblent vous regarder depuis le passé, et qui sont à jamais gravés dans ma mémoire.

               Je me souviens…
              Septembre 1985, Oradour-sur-Glane, un beau matin d’automne ? je découvrais seul dans un silence glaçant ce village martyr. Je revois ce berceau d’enfant à moitié consumé au milieu des ruines noircies de ce qui fut une maison. Spectacle figé pour l’histoire, pour la mémoire, pour témoigner.

               Je me souviens…
              De ces matins brumeux de Toussaint lorsque j’accompagnais mon grand-père au cimetière, la remorque remplie de chrysanthèmes qu’il avait soigneusement cultivés. Rituel immuable, on fleurissait les tombes de nos aïeux, il me parlait de ses morts, de leur vie, de leur histoire, puis on allait s’incliner sur la tombe de Christou(1), le député en blouse qu’il était bon d’honorer, enfin le recueillement au carré militaire, il me racontait sa guerre, ses souffrances ses blessures ses copains tombés.

              Tout cela m’a conduit à réfléchir sur l’importance des lieux mémoriels, de leur vocation, de l’impérative obligation de les sanctuariser, afin de pouvoir transmettre aux générations futures l’histoire qui leur permettra peut être le discernement nécessaire à construire leur avenir.
              Celui qui ne sait pas d’où il vient ne peut savoir où il va…

              Aujourd’hui je regrette que mes enfants ne m’accompagnent plus au cimetière, nos jeunes ne « s’obligent » plus à sacrifier à ces rituels commémoratifs. Le tabou de la mort n’a jamais été aussi présent que dans la société actuelle. On déserte les cimetières comme on oublie les monuments aux morts.
              Comme vous l’aurez compris, je suis un nostalgique de la mémoire du passé ; et j’ai trouvé en Franc-maçonnerie une institution qui sait conjuguer l’avenir et le passé :


                 Analyse sémantique de la locution « devoir de mémoire »

                 Elle met en relation deux termes fondamentaux : le devoir, et la mémoire.
              Le devoir est lié à la raison et la morale, il est le fruit d’une nécessité collective ou individuelle.
              La mémoire quand à elle est un élément plus subjectif.
              Selon Bruno Guitton, pour l’individu, elle est un ensemble de fonctions psychiques actives qui visent à identifier, à garder en soi, et à organiser des souvenirs.
              C’est une manière de conservation de la vie où les souvenirs personnels sont structurés avec une certaine logique affective, différente chez chaque individu.
              La mémoire collective est une association de reconstitutions partielles, partiales, voire parfois mythiques du passé.
              Un peuple construit sa mémoire qui participe de son identité grâce aux travaux des historiens ainsi que de l’imagerie sociale, de la propagande de l’État, voire des simples associations ou communautés.
              Mais à la différence de l’imaginaire social ou des distorsions de la propagande officielle, les historiens garantissent leurs recherches par une méthode et par un souci de vérité, et ce sont eux qui en priorité, fournissent les matériaux de la mémoire collective.

                  Origine du concept « devoir de mémoire »

              Le devoir de mémoire est très récent en France, même s’il existe une longue tradition nationale de cérémonies du souvenir des martyrs, qu’il s’agisse de saints ou de héros.
              En 1887, François-Xavier Niessen crée l’Association Nationale du Souvenir Français dont le but est de maintenir le souvenir de la guerre de 1870 ainsi que les valeurs de la France et de la République.
              En juillet 1919, au lendemain de la première guerre mondiale, Alexandre Millerand, alors commissaire général de la République à Strasbourg, évoque la notion de « souvenir de guerre », afin de conserver la mémoire des événements dramatiques de la guerre.
              Quelques sites de combats des fronts d’Alsace et de Lorraine font alors l’objet de mesures de protection et sont classés au titre des monuments historiques, des mémoriaux sont créés comme celui de Verdun.
              Ces sites font l’objet d’un important tourisme de guerre dans les années 1920-1930, avant qu’une nouvelle guerre mondiale éclate.
              Dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, certains résistants et déportés survivants cherchent aussi à perpétuer le souvenir. Ainsi, les statuts de l’Amicale de Mauthausen lui donnent entre autres les objectifs « d’honorer la mémoire des Français assassinés, de maintenir présent à l’esprit de tous les Français et Françaises les actes de barbarie dont se sont rendus coupables les assassins nazis et leurs collaborateurs, d‘empêcher par cette propagande et ce rayonnement le retour des conditions politiques et sociales qui ont permis l‘instauration des régimes partisans de ces méthodes d‘autorité ».
              En 1952, des déportés créent le Réseau du Souvenir, qui instituent la Journée Nationale du Souvenir de la Déportation (le 24 avril).
              Par la suite, les efforts pour l’établissement de ce que l’on appellera plus tard un devoir de mémoire sont entretenus par divers acteurs, associations liées à la Résistance Française, la Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes, le Parti communiste français...
              Ces associations se mobilisèrent, surtout dans les années 1960, contre ce qui était perçu comme une ignorance voire un mépris, de la part de la jeunesse, envers l’histoire de la Seconde Guerre mondiale.

              Jusqu’aux années 80, ces premières entreprises mémorielles n’accordèrent pas de place particulière à la déportation et au génocide des Juifs (la Shoah). Les déportés juifs n’étaient représentés en tant que membres de leur communauté que par l’Association des anciens déportés juifs de France, qui organisait par exemple des commémorations annuelles de la rafle du Vélodrome d’Hiver.
              De plus, la plupart des associations préférèrent longtemps mettre en avant le statut de combattant, plutôt que celui de victime.
              Cependant, une évolution se fit progressivement, notamment autour de la publication, en 1978, du Mémorial de la déportation des Juifs de France par Serge et Beate Klarsfeld, qui marqua l’opinion publique.
              Le devoir de mémoire avec son corollaire, la « repentance», s’est rapidement étendu à d’autres groupes d’influence et à d’autres causes comme la traite des noirs, l’esclavage, la colonisation.


                 Le devoir de mémoire est-il indispensable ?

              Si le devoir de mémoire s’appréhende souvent comme « mémoire obligée », une sorte d’injonction à se souvenir, il ne peut se comprendre que par rapport aux événements horribles auquel il fait référence.
              Le devoir de mémoire semble alors indispensable car il consiste en tout premier lieu à reconnaître la réalité de l’état de victime et de persécutions subies par des populations et leur environnement pour des raisons éthiques, pour répondre aux besoins de l’Histoire, et parce que la psychologie a montré combien cette reconnaissance était essentielle à la résilience pour la reconstruction des individus et des sociétés après les crises, et pour que ces crises n’en engendrent pas d’autres.

              Il est alors facteur de reconnaissance morale et identitaire des citoyens envers les victimes et ceux qui se sont sacrifiés pour défendre les valeurs de la République.

              La mémoire installe le souvenir dans Ie sacré, elle contribue à souder la solidarité identitaire d’une nation, elle est aussi une manifestation du « devoir d’humanité ».
              La République a d’ailleurs institutionnalisé le devoir de mémoire en le reconnaissant officiellement, à travers des déclarations officielles, des textes de loi (lois mémorielles) et des commémorations.
              Il peut être aussi une stratégie de réconciliation ou de séparation. Nous avons pu te constater dans l’insistance, assez tardive, de l’État à faire étudier et réfléchir sur l’esclavage, la volonté de réconcilier certaines communautés avec la République, à un moment où le thème de la difficile intégration des populations immigrées occupe les médias et assure le fond de commerce électoral d’un parti d’extrême droite.


              Néanmoins le devoir collectif et officiel de mémoire ne doit pas se substituer au travail personnel de mémoire, ni devenir un « raccourci moralisant » qui éluderait « l’extrême complexité des questions » qu’il soulève.
              Certains néanmoins comme Emmanuel Kattan prétendent qu’une utilisation abusive de la mémoire peut également avoir des effets néfastes : combien de conflits contemporains, religieux ou ethniques, prennent leurs origines dans les méandres de l’histoire et de la mémoire.


                 Le devoir de mémoire s’oppose t-il au droit à l’oubli ?

              Une des limites du devoir de mémoire est, qu’imposé à des générations nouvelles, qui n’ont pas été parties prenantes ni responsables de phénomènes politico-sociaux ayant conduit à des crimes de masse, risquant de provoquer le rejet de ce devoir.
Rappelons-nous la malheureuse initiative du président Sarkozy qui en 2008 avait proposé que les élèves de CM2 se voient confier la mémoire des enfants de la Shoah, sans mesurer l’effet psychologique pour ces enfants, substituant ainsi une démarche purement émotive à un apprentissage critique de l’histoire.
              Si le devoir de mémoire s’avère aujourd’hui indispensable, le droit a l’oubli peut, dans certaines circonstances, s’avérer essentiel, notamment pour les victimes d’actes graves.
              Ces victimes ont souvent dans un premier temps, voire toute leur vie, des difficultés à parler de ce qu’elles ont vécu, sans pour autant que le traumatisme, non-dit ou profondément refoulé, puisse être réellement oublié.
              Je me souviens de ce déporté qui, à son retour avait beaucoup de mal à témoigner ;
              Transmettre l’indicible était au dessus de ses moyens, d’autant plus, disait il, qu’en raison de son statut de survivant, il trouvait une certaine indécence à parler au nom des morts.
              Conscientes et inconscientes, individuelles et collectives, les conséquences socio-psychologiques dans ces cas là sont durables.
              En ce sens, toujours selon Emmanuel Kattan, le devoir de mémoire ne doit pas s’opposer au droit à l’oubli, et iI semble judicieux de trouver un équilibre entre « une remémoration obsessive d’un passé douloureux, et les effets pervers de la négation de la mémoire et cela pour une mémoire apaisée ».


                  Devoir de mémoire ou devoir d’histoire ?

              Il faut bien distinguer la différence essentielle entre l’histoire et la mémoire et ne pas confondre, par exemple, la mémoire des victimes, qui résulte d’une vision subjective et prend une valeur propre à chacun, avec le travail critique de l’historien qui vise à dégager une vérité commune.
              L’histoire a un caractère scientifique ; les historiens sont des chercheurs qui essaient de comprendre le passé dans sa complexité en étudiant les détails et les contradictions de la réalité.
              L’histoire ne juge pas : elle décrit, explique le passé afin de faire comprendre ce qui a fait agir une communauté nationale à un moment donné.
              La mémoire en revanche, contient un jugement collectif sur les faits ; elle est indispensable pour construire le présent ; c’est l’affaire des citoyens, elle est forcément contemporaine du moment où l’on parle ; elle néglige les détails et les contradictions de la réalité, elle est basée sur l’oubli d’une partie de la réalité, elle est sélective.
              Néanmoins la mémoire a besoin de l’histoire car elle doit reposer sur des faits établis, sinon elle pourrait donner cours aux rumeurs dont se délectent les négationnistes. Le témoin est alors l’allié objectif de l’historien, et ils font bon ménage tous les deux à la condition expresse d’avoir précisé leurs rôles respectifs. Le témoin éclaire une période, l’historien l’explique.
              Mais, à partir du moment où les témoins ont disparu, que peut-il rester d’autre que le discours historique, toujours prudent, qui banalise l’horreur et transforme la mémoire en histoire, au risque de remplacer le témoignage par un discours équivoque ? Après tout le sang sèche vite en entrant dans l’histoire.


                  Comment le devoir de mémoire se pratique en France

              Le devoir de mémoire peut prendre la forme de déclarations officielles aussi bien que de textes de loi ou de traités internationaux.
              Il s’applique dans le cadre des programmes d’enseignement ou de recherche (notamment en histoire).
              Il se traduit aussi par les manifestations de commémorations officielles ; journée nationale de la Déportation, célébration de la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie, capitulation sans condition de l’Allemagne, Appel du 18 juin 1940 du général de Gaulle, Fête Nationale du 14 juillet, cérémonie en hommage aux victimes des persécutions racistes et antisémites de l’État français, commémoration de l’Armistice de 1918, cérémonie en hommage aux « Morts pour la France » de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie.
              Il s’exprime aussi lors de fêtes anniversaires de grandes dates de l’histoire contemporaine. L’occasion nous a été donnée ces derniers temps lors de la commémoration du débarquement des Alliés ou du 70ème anniversaire de la libération des camps de concentration de revivre des événements historiques et tragiques qui ont marqué notre nation, et honorer ainsi ceux qui ont participé ou subis ces événements tragiques.
              Enfin il s’exprime aussi sur Ie plan artistique (construction de mémorial, ouvrages littéraires, etc).
Le devoir de mémoire et l’exigence de vérité qu’il induit a contribué à ce que l’État reconnaisse sa responsabilité, via le gouvernement de Vichy, dans les persécutions et la déportation des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, qui a conduit à la Shoah.
              C’est à ce titre que la loi du 13 juillet 1990, dite loi Gayssot, a fait un délit de la contestation de l’existence des crimes contre l’Humanité.
              Plus récemment la loi Taubira du 21 mai 2001, la France a reconnu comme crimes contre l’humanité la traite négrière et l’esclavage. Elle impose aux programmes scolaires et aux programmes de recherche d’accorder à ces sujets « la place conséquente qu’ils méritent ».
              En Franc-maçonnerie le devoir de mémoire est fondateur de notre rituel qui nous invite à conjuguer l’avenir et le passé.
« Cette Chaîne nous lie dans le temps comme dans l’espace ; elle nous vient du passé et tend vers l’avenir. Par elle, nous sommes rattachés à la lignée de nos ancêtres, nos Maîtres vénérés qui la formaient hier ».
              Le Maître Expert n’est il pas gardien vigilant du rituel, qui rappelle, quand il le faut, les bonnes paroles et les bons gestes, et le frère secrétaire quant à lui n’est il pas garant de la mémoire de nos travaux, au regard de l’histoire, et des archives de la loge ?

              Si la mémoire est assumée aussi par le recours continuel aux symboles, elle l’est aussi au travers de l’architecture du temple maçonnique, qui renvoie à l’histoire (et au mythe) du temple de Salomon.

              Notre loge accorde une importance toute particulière à honorer ou à se référer à nos anciens, qu’ils fussent illustres, ou qu’ils aient été de simples maçons ayant rayonné localement, en participant à l’essor de notre loge comme cela sera rappelé en 2015 avec la célébration de notre 125ème anniversaire et la publication d’un livre sur l’histoire de notre loge « Union et Solidarité ».


                  En conclusion

              Je pense que face à la résurgence d’actes antisémites, le développement de thèses négationnistes, et la montée des partis nationalistes en Europe le devoir de mémoire est un vecteur indispensable pour rappeler les leçons du passé et permettre aux citoyens d’avoir le discernement nécessaire face aux enjeux politiques et sociétaux à venir.
              Enfin je terminerai en citant la célèbre phrase de Winston Churchill :
              « Un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre(2) ».



(1) Christophe Thivrier (1841-1895), premier maire socialiste au monde à Commentry en 1882, député en 1889.
(2) Citation attribuée aussi bien à Winston Churchill, que Karl Marx ou Georges Santayana.