L'étranger : est-ce toujours l'autre ?
 

« Vénérable Maitre, et vous tous mes Frères en vos grades et qualités, »

 

Ah, vous ne pouvez pas savoir le plaisir que j’éprouve à commencer un texte par cette phrase, cette formulation spécifique.

 

Je vous dis ce plaisir, car je veux vraiment vous le faire partager, parce que voyez-vous mes Frères, dans mon métier, dans la vie profane comme il convient de le préciser ici, j’ai souvent l’occasion de donner quelques conférences à l’extérieur.

 

Alors évidemment des conférences sur des sujets que je traite au quotidien bien sûr, mais cela étant, des sujets que je souhaite aussi aborder en ma qualité de Maçon et en embarquant avec moi mon outillage. Ainsi équipé, avec en permanence dans la tête une autre petite phrase qui résonne et qui sonne bien finalement : « Ils répandront au dehors les Vérités qu’ils ont acquises, ils poursuivront en dehors du Temple l’œuvre Maçonnique ».

Eh bien autant vous le dire immédiatement, cette phrase me libère, me réconforte, m’encourage, mais, parce qu’il y a un mais, je ne peux pas décemment malgré ça, introduire une conférence avec : « Vénérable Maitre et vous tous……. »

Non, je ne peux pas, je ne peux pas, et je me sens frustré. Alors, je commence par des phrases basiques genre :

M. Le député, M. le représentant de l’Etat, Mesdames et Messieurs,

Ou encore, Mesdames Messieurs les directeurs d’association.

Voire comme tout récemment à Boulogne sur Mer,

Chers amis bonsoir, je pense que je peux vous appeler « Chers amis » ?

 

Donc, mes biens chers Frères, le thème de ce travail et particulièrement le choix de son titre, outre le délai très court pour le fournir, délai imposé par notre secrétaire, impatient de remplir sa mission et soucieux d’adresser les convocations aux frères de l’atelier dans les temps, eh bien choisir un titre comme ça, dans l’urgence n’a pas été simple.

Mais, mais comme je suis un Homme, rien qu’un homme, mais aux multiples ressources, au moment de donner sous la pression fraternelle un titre à notre secrétaire, figurez-vous que je venais de recevoir une heure avant son appel une « commande » justement de l’un de nos frères du Nord. Ce frère forme à l’université des Masters en Management, traduisez, des futurs patrons.

Avec celui-ci, nous venions de réfléchir sur l’intitulé de la conférence.

E X, c’est le nom de ce frère, voulait que le sujet tourne autour de deux notions : celle d’Etranger ou de l’Etranger, et celle de l’entreprise et des liens, des rapports qui peuvent exister entre ces deux notions, entre ces deux mots.

 

Alors, nous nous sommes donc interrogé mutuellement, beaucoup mais pas trop longuement, mais cela étant avec beaucoup de sérieux et de respect bien sûr : Le thème n’étant pas neutre.

 

Alors après diverses tentatives, du genre :

L’Etranger a-t-il sa place en entreprise ?

Ou : Etre étranger à l’entreprise !

L’Entreprise et l’Etranger !

Enfin vous imaginez, et j’ai proposé. « L’étranger : est-ce toujours l’autre ? »

Et nous sommes tombés d’accord pour retenir cet intitulé :

 

Comme je le disais en introduction, quand je travaille dans le monde profane je pars toujours équipé, que par ailleurs je sais par avance que c’est aussi en Maçon que je vais traiter le sujet, alors sans plus de complexe et avec un brin de malice, j’annonçais presque goguenard à notre secrétaire, le titre : « L’étranger : est-ce toujours l’autre ? »

 

Alors donc ce soir, je vais me livrer à un exercice passionnant et inédit pour moi, presque un numéro d’équilibriste en vous lisant quasi in extenso le texte de la conférence donnée, laquelle par le truchement de quelques rajouts linguistico/symbolico/maçonniques a accédé au statut de planche.

 

Voici donc ce texte.

 

J’explique et donc je précise que :

 

Concernant la forme, j’ai une autre confidence à vous faire en vous invitant dans mes propres coulisses. En effet, j’ai choisi pour aujourd’hui de ne pas intervenir comme je le fais d’habitude sur un sujet qui me passionne, c’est-à-dire juste oralement.

N’étant pas, par ailleurs adepte de l’utilisation excessive des nouvelles technologies, avec projections et autres Power Point ou slides, j’ai décidé de travailler comme on dit « à l’ancienne » et donc, d’écrire un texte qui j’espère sera porteur de sens, et de vous le lire.

Alors pourquoi, ce choix ?

C’est que compte tenu du sujet, je désire pouvoir laisser en vous une trace, même infime, avec malgré tout l’ambition ou au moins l’espoir, non pas de vous convaincre de la véracité de mes propos, mais de vous proposer plus simplement une approche personnelle du sujet.

 

« C’est aussi ce que l’on attend d’une planche de symbolisme et comme tout est symbole ».

Vous comprenez qu’à chaque fois que je ferai ce signe, je viens d’introduire un rajout linguistico/symbolico/maçonnique.

 

Je vais donc lire des mots que j’ai écrit et je vais aussi tenter de ne pas vous endormir, en essayant comme on nous encourageait à le faire à l’Ecole pour les récitations, d’y mettre le ton, pour aborder avec vous, de ce que je considère juste comme un début de réflexion sur : « L’étranger : est-ce toujours l’autre ? »

 

Et j’espère y parvenir.

 

Quoi qu’il en soit, pour ma part, l’idée m’intéressait au plus haut point et intervenir ici devant vous tous, qui m’êtes étrangers, vraiment, intellectuellement, cette idée me plaisait.

 

Vous dire aussi que, d’habitude je ne fais aucune citation, mais sur ce thème là, après avoir pensé naturellement à Camus, on se replie vite sur Sartre avec son fameux : « L’enfer, c’est les autres ! »

 

Eh bien justement ce soir, je vous invite à un huis clos mais avec vous-mêmes.

 

« Démarche éminemment maçonnique ! »

 

En effet, je ne vous connais pas, nous ne nous sommes jamais vu auparavant, je suis pour vous un étranger en quelques sortes et réciproquement. Et pourtant, nous nous faisons déjà tous une idée de ce qu’est l’autre, idée peut être préconçue :

Entrepreneurs ou chefs d’entreprise,

Intervenant ou pédago,

 

« Formateur, Frère ou Orateur »

 

En fait, nous avons la représentation mentale plutôt tenace.

Quoi qu’il en soit, nous avons bien malgré tout une petite idée de ce qui nous attend.

Nous avons bénéficié de quelques infos sur les programmes, les plus curieux d’entre vous sont même allés faire quelques recherches sur internet.

Donc nous ne sommes pas là face à face complètement vierges, et pour le coup, nos représentations immédiates sont un peu entamées.

 

Cependant, soit par curiosité, soit par intérêt, ou pour toutes autres raisons, nous sommes prêts au final, et votre présence ici justifie cet argument, à accepter d’entendre un discours peut être différent de celui communément entendu et par là, d’en comprendre les rouages. Sans nécessairement d’ailleurs être en total accord, mais prêts aussi à accepter éventuellement un constat de convergence d’idées.

Constat véhiculé par le langage tenu par son aspect confortant, nous encourageant ainsi à poursuivre avec sérénité l’exercice de notre métier en harmonie pleine et entière avec notre conception partagée du rapport Entreprise / Etranger.

En résumé et dans les grandes lignes, nous sommes disposés à entendre, mais bien sûr, nous conservons naturellement cette liberté de pouvoir adhérer, nuancer, ou rejeter.

 

Mais l’exercice a aussi cela d’intéressant, contenu dans ce que j’appelle la prise de risque qui consiste à entendre, donc à s’exposer et par là, à accepter de ne pas en sortir complètement indemne.

Vous conviendrez que comme sensation, à l’heure des certitudes tant recherchées, tout cela est finalement bien étrange et pourtant très familier.

 

« Surtout pour nous »

 

Alors, voyez-vous, ce qui me frappe l’esprit à chaque occasion qui m’est donnée de parler en public, c’est de constater en vous regardant que mon observation première m’amène à considérer d’abord un groupe d’Humains très homogène, une salle.

 

Ensuite assez rapidement, je vérifie à chaque fois que ce groupe d’humains est constitué par des représentants des deux sexes. Représentation d’ailleurs, plus ou moins équilibrée.

 

« Sauf ici, par bonheur, commentaire très personnel »

 

Et puis j’observe plus précisément, et cela peut prendre du temps que toutes les classes d’âge sont également présentes et puis d’autres différences m’apparaissent, des couleurs de cheveux, de peaux, d’yeux ou que sais-je encore.

 

Mais je veux voir en tout premier lieu ce qui nous rassemble, par cela même qui fait que l’on se ressemble, plutôt que de noter et pointer ce qui nous distingue, et qui fait que parfois l’on se sépare.

Tous différents et pourtant si ressemblants.

 

Une autre représentation qui me sidère, et plus particulièrement dans notre société moderne et très évoluée, pourrait trouver sa traduction à travers un exercice très simple à mettre en œuvre ici même, collectivement.

Pour cela, il suffit d’accepter de se prêter à un jeu, d’en expliquer les règles et d’en contextualiser le climat.

Et je vous sens particulièrement joueurs.

 

Par exemple, je peux vous demander de fermer les yeux, (si si je peux vous le demander !) et je vais vous prononcer un mot, à l’écoute de ce mot vous allez quasi immédiatement construire et voir apparaitre une image mentale représentant graphiquement le mot entendu. (Un dessin, une photo reflet du mot).

 

Le contexte est donc le suivant : Les voyages

Allez y fermer les yeux.

Le mot est : Vacances

 

Voilà, vous aviez le son, maintenant vous avez l’image. Vous avez donc tous très naturellement vu apparaître, un paysage ou un personnage, connu ou rêvé, mis en scène à la mer, la montagne, la campagne en France ou à l’étranger.

Autant d’images différentes qu’il y a de participants à cette rencontre. Autant d’images différentes mais très proches car contextualisées par les voyages et les vacances.

 

Maintenant, si nous prenons un autre sujet :

Le thème de cette rencontre.

Allez y fermer les yeux.

Le contexte est :                     l’Entreprise

Le mot est :                            l’Etranger

 

Voilà je vous laisse un peu de temps et là vous avez tous à l’évidence vu apparaitre l’image d’une magnifique suédoise très blonde installée peut être sur la plage où vous avez passé vos vacances de rêves dans l’exercice précédent.

 

Donc, si l’on veut s’aventurer ou se hasarder dans une analyse objective et détaillée, nous constatons que les contextes particuliers perturbent notre perception de l’autre et donc, de sa réalité.

Le contexte économique, le contexte social influent sur notre représentation de l’autre, sur notre rapport à l’autre.

Et dans ce rapport à l’autre s’inscrit le rapport à soi-même.

Cet autre n’étant finalement qu’un autre soi-même.

 

« Thème, vous le savez, que j’ai souvent plaisir à aborder ici même. »

 

Nous connaissons tous cette phrase, pour l’avoir lue, entendue ou prononcée : « Connais-toi toi-même ! » lancée comme un anathème.

Cette phrase toute simple peut renfermer à elle seule tellement de vérités. Vérités que j’écris bien volontiers au pluriel.

 

Pour moi, je crois que l’on nous dit à travers ces quelques mots, toute la difficulté à bien connaitre l’autre si la connaissance de soi reste approximative et superficielle.

Que se connaitre en profondeur nous aide au contraire à mieux appréhender cet autre, cet autre nous-mêmes, cet autre moi-même.

 

Mais cette courte phrase nous indique aussi que les ressources sont à découvrir à l’intérieur de chacun d’entre nous. Il s’agit d’une invitation, invitation à effectuer un travail sur soi.

Cet encouragement à travailler sur soi-même doit aussi nous engager sur la voie menant à modifier ou réajuster le regard que l’on porte sur l’autre.

Je pense très sincèrement que ce regard modifié métamorphose celui porté sur soi.

Considérer l’autre d’abord comme une chance, plutôt que d’y voir une menace.

Sauf à considérer que nous avons tout à redouter de nous-mêmes, ce qui, parfois n’est pas totalement faut.

 

En effet, lutter contre nos passions, dans la tempérance et le discernement, fait de nous des Hommes d’action et non simplement des Hommes de réaction. Cette notion, loin d’exclure la réactivité nécessaire à la prise de décision, ne saurait confondre ou superposer l’empressement et l’immobilisme.

Ces passions nous rendent infirmes par, ce qu’elles ont de figeant et d’irrémédiable, nous interdisant toutes chances de progrès, d’évolution.

Il n’y a pas pour moi d’incompatibilité à réviser ses jugements par la recherche d’autres vérités, étrangères à celles qui me sont imposées par mon environnement, mon Histoire, mes croyances, ma nature.

Je crois même au contraire que cela participe à sa propre élévation par la considération de ce qui m’est étranger.

C’est une aide précieuse que je ne peux pas me refuser afin de mieux orienter mon geste, afin de mieux diriger ma vie, de mieux diriger tout court.

 

Le dirigeant dirige, c'est-à-dire qu’il oriente et qu’il gère. En d’autres termes il donne un cap à son action en lui donnant du sens. C’est bien la question du sens qui est au cœur.

Et c’est bien parce qu’il y a du sens à notre action que le but fixé peut être atteint.

 

En nos qualités de futurs ou d’actuels dirigeants, ou plus simplement par notre volonté de poursuivre ou devenir des dirigeants, nous prenons ou avons pris un engagement, une responsabilité, celle que le bâtisseur s’engage à honorer, afin de donner le meilleur de soi-même, pour rendre le meilleur, dans le seul but de participer activement à l’amélioration de ce que certains appellent « la condition humaine », au modelage de la société en imprimant son empreinte..

 

Il s’agit bien là d’un engagement sociétal, pris d’abord vis-à-vis de soi-même, d’autant qu’il s’agit aussi à l’évidence d’un engagement librement consenti. Nous n’avons pas échoué à nos postes comme une vague vient mourir sur la plage.

C’est le passage poétique de la conférence.

C’est un choix, nous sommes privilégiés, rien que par le fait de pouvoir décider, choisir. Un choix que l’on s’est imposé par recherche d’équilibre et d’harmonie, un choix qui nous oblige, un choix qui maintient éveillé et attentif. Je le disais tout à l’heure, aux commandes, le Capitaine fixe et maintient le Cap, en responsabilité lourde. Responsabilité qui engage.

 

Cet engagement sociétal, par la mobilisation des moyens techniques et humains et par les méthodes utilisées pour la promotion sociale, à la fois dans son œuvre de terrain mais aussi et j’allais dire surtout dans sa ou ses finalités, eh bien pour moi cet engagement sociétal représente à mes yeux quasiment la seule justification de l’action ENTREPRISE en majuscule, celle-là même qui sera appréciée en qualité à travers l’exécution du geste professionnel de l’Entrepreneur et de son équipage, chacun à son poste, chacun sa fonction.

 

Quand je parle de méthodes, moi qui maintenant ne vous suis plus tout à fait étranger, vous imaginez bien que j’écarte d’emblée l’idée selon laquelle : « la fin justifierait les moyens ! », pour ne retenir ici, que seuls les moyens et méthodes qualifient dans la réalité la finalité d’une œuvre, que la qualité d’appréciation de ses résultats dépend pour l’essentiel des postures et des comportements adoptés.

 

Je veux parler ici également du climat et de l’environnement propices à la réalisation de soi donc à la réalisation de ce que l’on entreprend avec les autres.

 

Maintenant, si l’on considère ce que l’on appelle les valeurs comme cadre général de notre action, celles-ci devront symboliser bien sûr les objectifs à atteindre, comme elles devront imprégner nos méthodes et les moyens à mobiliser pour les atteindre.

 

Ces valeurs qui donnent tant de sens à nos métiers sont donc bien à la fois des buts et des façons de faire. Les uns impactant sur les autres, les seconds qualifiant les premiers.

Conditions impérieuses pour ne pas se perdre, conditions pour se regarder et apprécier son action, conditions pour être debout.

Reste à chacun la liberté de définir et retenir quelles valeurs nous souhaitons valider pour préciser son propre cadre.

 

Pour ma part, puisque je suis chef d’entreprise, je dirige un institut de recherche et des organismes de formation, trouver ma place et définir mon cadre n’a jamais relevé de la torture. Vous me direz alors, que c’est facile quand il s’agit de travailler dans l’action sociale.

 

Pourtant, je crois véritablement et très profondément que nous sommes tous des « travailleurs sociaux », ne serait-ce que par la définition du rôle même de l’Entreprise quelle qu’elle soit puisqu’elle contribue à construire, à construire la société dans laquelle nous vivons, à laquelle nous sommes affiliés. Nous sommes donc loin d’être des exclus sociaux. Mais bien des inclus particulièrement actifs cherchant à bâtir, à consolider, et ce rarement dans l’éphémère, résolument ancré dans le durable, dans le transmissible.

 

Mais faire du solide suppose de savoir s’entourer solidement et quand l’on constate une faiblesse dans nos organisations, dans nos équipes, notre devoir est de rendre l’autre plus solide.

 

Et voilà donc une valeur transversale à partager, la Solidarité consiste à rendre l’autre plus solide afin de renforcer l’ensemble dont nous faisons partie, et en place de choix.

Nous savons tous ici que la résistance d’une chaîne se mesure par rapport à la force de son maillon le plus faible. Cette valeur que l’on doit à l’autre s’applique aussi à nous même, pas par simple altruisme bien séant permettant d’enjoliver son image, mais par nécessité de bienveillance, attitude indispensable pour préserver la robustesse de l’édifice.

 

Loin d’être naïf, je sais que la tâche est loin d’être achevée, quand je constate que même dans mon cœur de métier, nombre de mes collègues ont une fâcheuse tendance à parfois oublier les fondations de leur action au profit du choix de la couleur du papier peint qui décore leur bureau.

 

Sans aller jusqu’à dire que le décor est secondaire, je prétends simplement qu’il ne doit pas se limiter à cacher la misère.

Rien ne change au fond par un décor nouveau.

 

Nouveau, voilà un joli mot, un mot merveilleux. Et ce mot me rappelle une histoire que j’ai vécu il y a bien longtemps et qui m’a profondément marquée.

 

Je devais avoir neuf ans, j’étais en CM1. Nous habitions en banlieue parisienne et chaque année, un cirque ambulant s’installait pour quelques semaines sur la commune. Les parents des forains/tziganes/manouches/artistes de cirque, avaient pris soin d’inscrire leurs enfants à l’Ecole.

Et cette année-là, le Maître d’école nous présente celui que l’on allait nommer « le nouveau ».

On le regardait tous avec un peu d’étonnement, et surtout beaucoup de curiosité.

 

Mais dès le lendemain, notre regard porté sur ce nouveau avait déjà changé. Il était passé « de celui qui vient d’ailleurs » à celui qui « vole des poules ».

 

La curiosité du premier jour, celle qui nous intriguait, nous incitait à vouloir en savoir davantage sur ce nouveau, avait laissé la place à la méfiance.

 

Les recommandations familiales étaient passées par là et sous couvert de protections maternelles quasi maladives, mais bien compréhensibles, celles-ci nous commandaient de ne pas copiner.

 

Avec ces gens-là, on ne sait jamais !

 

La tranquillité s’en trouvait menacée.

 

Pourtant, ce nouveau-là, il savait en faire des choses que nous ignorions. Il était capable de traverser la cour de récréation en marchant sur les mains.

J’ai encore ce souvenir comme je me souviens aussi d’avoir été à la fois irrésistiblement attiré par ce gamin, qui d’une tête me dépassait et dont je voulais me faire un ami, et en même temps cette sensation très étrange, de m’interdire d’aller vers lui sous peine d’encourir la punition liée à la sournoise désobéissance vis-à-vis des injonctions familiales.

 

Les choses se sont arrangées à l’Ecole pour lui bien sûr mais au fond, surtout pour nous. Nous avons parlé avec lui, joué avec lui, fraternisé avec lui.

Il avait fait et trouvé sa place parmi nous, grâce à des aptitudes particulières, grâce à des savoirs faire spécifiques.

 

Puis un jour il est reparti, en nous laissant le souvenir de celui qui marchait sur les mains et sans rien nous voler !

Nous n’avions pas de poules.

 

Quand je dis que les choses se sont arrangées surtout pour nous, ou plus exactement pour moi en tout cas, c’est qu’à cette époque de ma vie, je venais de me rendre compte que tout le monde ne se ressemble pas, et pour vous dire la vérité, mes parents m’ont bien éclairé sur ce sujet de réflexion.

Ne pas faire d’angélisme béat, mais ne pas cataloguer selon son affiliation.

Et puis je ne pouvais pas m’empêcher de penser à celui qui de ville en ville, de classe en classe, aura à chaque fois à lutter contre les préjugés, à résister à sa propre colère, à maitriser ses passions.

 

Quelle leçon je venais de recevoir, quel enseignement de la vie ne devait jamais plus me quitter.

Quel professeur j’avais eu en quelques trop brèves semaines à travers celui qui, sa vie durant peut être, restera le nouveau, l’étranger.

 

Aussi, à la faveur d’influences, d’expériences diverses provoquer par l’existence, je constate que chacun d’entre nous se construit en trouvant notamment une part de soi même dans les autres, et en s’appropriant ces parcelles d’humanité.

 

Or pour moi, se construire suppose une dynamique qu’il convient de stimuler à chaque instant de notre vie personnelle, professionnelle, sociale. La sagesse populaire nous le dit d’ailleurs fort bien.

Ne t’endors pas sur tes lauriers.

Que ces lauriers poussent à la maison, au travail ou en société.

 

Quand je vous regarde, je me vois et me recherche aussi, comme je cherche quel est notre lot commun (quels sont nos points communs) en même temps que je scrute ce qui nous distingue, je vous considère complémentaire, comme une chance, une source, une ressource, pour ce que vous savez faire et à travers vos talents, vous tous qui marchez sur les mains.

 

Oui, je cherche en vous ce qu’il y a de remarquable par une lecture en plein, et cette démarche m’amène fréquemment à identifier ce qu’il y a d’étranger en moi. Ce qui perturbe mon harmonie.

Et souvent, souvent, je trouve dans cet autre moi-même les clefs du remarquable, de l’expertise, de l’exemplaire, et c’est bien par ce miroir dressé devant moi que je peux, sans me trahir, identifier et mettre en mouvement mes propres ressources internes.

 

Ces éclairages reçus, mis au service de mon engagement d’entrepreneur concourent à construire je pense une « humanité » un peu meilleure et un peu plus lumineuse.

 

« Habile paraphrase ! »

 

On dit souvent que la science sans conscience n’est que ruine de l’âme (Rabelais).

C’est probablement ce qui nous distingue des réactifs, ma mère aurait dit, des sanguins.

 

Maîtriser ses passions, c’est à l’évidence agir en pleine conscience.

 

Pour éclairer ce propos, et je terminerai ce bavardage par une parabole que beaucoup d’entre vous connaissent peut être déjà, mais que par pur gourmandise, j’ai toujours plaisir à évoquer.

 

Cette parabole me vient de mon ami Michel Zehnacker, auteur d’un ouvrage de référence sur la Cathédrale de Strasbourg, qui me l’avait offerte un soir d’égrégore.

 

Nous sommes au Moyen âge (le mal nommé). Un étranger chemine baluchon sur l’épaule, il est fatigué. Il s’approche d’une ville aux abords de laquelle règne une effervescence inhabituelle.

 

Sans vraiment s’en rendre compte, il se trouve alors au milieu d’un chantier gigantesque, celui d’une Cathédrale.

 

Sur le bord du chemin, il avise trois ouvriers, qui tapent sur des cailloux, ce sont bien sûr des tailleurs de pierre qu’il ne connait pas, des étrangers en somme.

 

Il s’adresse au premier et lui demande : 

« Que fais-tu ? »

Et le premier étranger sans interrompre son travail lui répond : 

« Ca me semble évident, je taille une pierre ».

 

Peu satisfait de la réponse, le voyageur interroge de la même manière le second.

Celui-ci pose ses outils et lui dit posément : 

« Moi, je fais mon métier »

 

Il décide alors de questionner le troisième par la même formulation.

Et, ce compagnon, après avoir déposé ses outils avec soin, se lève, s’approche et en regardant notre Homme, lui dit : 

« Moi, je construis une Cathédrale ».

 

Je laisse donc, comme promis, le soin à chacun de trouver sa propre conclusion, de rejeter, d’entamer ou d’initier un nouveau parcours.

Quant à moi, si je le pouvais,

A l’aube dès demain

Discrètement je partirai

En marchant sur les mains.

 

Je vous remercie.

 

Voilà, mes Frères, comment s’est terminée cette conférence, bien simplement, mais dans tous les cas, j’espère n’avoir pas trop démérité et répandu quelques vérités.

D’avoir peut être même réussi à faire une conférence profane dans laquelle j’ai pu exercer mon métier de Maçon, et dans le sens inverse, avoir pu transformer en planche un travail profane. Et comme disait ici même notre Frère M X, tout est dans tout et inversement.

Enfin, pour nous encourager à ne surtout pas hésiter à faire de la Maçonnerie en dehors des heures d’ouverture du magasin.