Que nous soyons avancés ou non dans
l’âge, rares sont ceux qui ne se souviennent pas de leur enfance,
fut-elle heureuse ou malheureuse.
Personnellement, je me rappelle de cette insouciance où se mêlaient
malgré le dogme parental, la légèreté d’être, l’envie de découverte et
cette part d’instinct qui habite bon nombre d’enfants. Avec mes amis
d’alors, nous bravions les interdits, en fabricant des lance-pierres, en
grimpant aux arbres pour dénicher les oiseaux, en crapotant sur nos
premières cigarettes, en dépassant les limites territoriales que nous
avaient fixées nos parents… quelle aventure !
Bien sûr, quand nous nous faisions prendre, c’était la peine
habituelle ; pluie de calottes, interdiction de sortir et le pire à nos
yeux, interdiction de fréquenter un tel, car il était considéré comme
étant de mauvaise influence… comme cela était réducteur pour nous qui
transgressions les ordres en toute conscience. Mais cela devait être
confortable pour nos parents de trouver un responsable, il était
tellement plus facile de mettre à l’index un individu, plutôt que
d’essayer de comprendre ce qui animait nos jeunes esprits aventureux.
Peut-être n’étaient-ils pas assez disponibles pour créer un pont entre
le monde de l’enfance et le monde des adultes. Ces mondes devaient être
très différents, voire incompatibles ; nos priorités n’étaient
certainement pas du même ordre. La routine du quotidien, les contraintes
du monde du travail devaient les tenir éloignés de
notre univers, fait de cabanes, de déguisements et de scénarios dont
nous étions les héros.
Quant à mes parents, malgré les excuses que je pouvais leur trouver, je
ne supportais pas qu’ils puissent regarder avec un air satisfait, les
exploits d’un John Wayne, imbu de sa personne et tellement sur de lui
lorsqu’il tuait sans aucuns états d’âme des dizaines d’indiens.
Comment pouvaient-ils admirer cet homme, qui incarnait un système, qui
n’avait eu de cesse d’exterminer des Êtres humains pour imposer une
supériorité supposée.
Secrètement, j’espérais qu’un de ces magnifiques cavaliers décorés de
plumes, en viendrait à bout… hélas, il revenait film après film, drapé
dans sa superbe et l'Indien était toujours traité de la même façon :
silhouette dans le paysage ; sa fonction semblait limitée aux attaques
de convoi de pionniers, de détachement de cavalerie et de diligence. Cet
anonymat auquel il était réduit était une façon de nier son existence et
ses problèmes, en le ravalant au rang de simple accessoire.
Il me fallut attendre le début des années 70, avec des films comme
Le soldat bleu, Little big man et Jeremiah
Johnson, pour que je prenne conscience que d’autres
ressentaient la même chose que moi et dénonçaient à travers ces films,
l’absurdité d’une pensée unique et la cruauté des guerres. Ces films
étaient un Hymne à la tolérance, un plaidoyer pour le droit à la
différence dans ce qu’elle a de plus riche.
De la fin des années soixante au début des années
soixante-dix, ma réflexion fut alimentée par bon nombre d’images ;
images de la révolte étudiante et ouvrière de 68 avec des slogans comme
« Sous les pavés, la plage », « Cours camarade,
le vieux monde est derrière toi », « La vie est ailleurs »,
par des images de pacifistes qui dans le monde entier, dénonçaient la
guerre au Vietnam, souvenez-vous de cette jeunesse américaine qui est
allée se livrer corps et âme à trois jours de paix, de liberté et de
musique au festival de Woodstock.
Cette période de mon existence vit monter en moi, un
sentiment de révolte et je ne comprenais pas que ma famille puisse ne
pas exprimer son indignation face aux images de famine au Biafra où deux
millions de personnes ont trouvé la mort. Qu’elle ne fasse preuve de la
moindre compassion, envers tous ceux qui souffraient et vivaient
l’horreur de part le monde.
La réalité de la condition humaine était-elle aussi
insupportable, qu’ils se réfugiaient dans les banalités existentielles
du quotidien de petits bourgeois de province ?
Je sais, le point de vue d’alors peut sembler bien sévère,
voire très dur, mais être né dans une famille catholique avec une mère
croyante, un frère qui a failli être curé, on pouvait s’attendre à
entendre des choses comme amour envers les autres, Fraternité ; de cette
Fraternité qui fait que l’on a envie de serrer l’Humanité dans nos bras…
pour l’apaiser et tenter de la rendre meilleure.
C’était terrible, mais j’avais l’impression que nous
n’étions pas de la même famille, le costume dont on voulait m’affubler
était trop étroit pour moi, j’étouffais. Je suis intimement convaincu
que les êtres qui n’ont pas eu une jeunesse particulièrement heureuse,
sont arrachés à l’enfance beaucoup plus vite que les autres et
acquièrent plus rapidement de la maturité ; même si cela ne leur confère
pas plus de pertinence dans leurs propos et dans leurs actes.
A seize ans, j’ai donc décidé de quitter le lycée, ce qui a
rendu fou mon entourage, mais je voulais partir vers d’autres horizons
et mes parents ont alors compris que rien ni personne ne pourrait me
retenir.
Un peu d’organisation, quelques contacts plus tard et je me
suis retrouvé en Allemagne, découvrant un autre pays, une autre culture,
découvrant une jeunesse qui regardait ses aînés avec cette terrible
question au fond des yeux… que faisiez-vous pendant la guerre,
étiez-vous au courant des horreurs qui se passaient dans votre chère
Allemagne ?
Quelle claque, moi qui voulais respirer, je me suis retrouvé
au beau milieu d’une jeunesse plus tourmentée que moi, une jeunesse qui
avait hérité en naissant, d’un terrible sentiment de culpabilité. Ce
furent deux années « Sex, drugs and rock’n’roll », deux années où
sous des aspects de fête, nous nous enfermions dans nos constats, nous
refaisions le monde sans avoir la force ou le courage d’être les
artisans d’un monde meilleur. Nous marchions sur des sentiers proches du
nihilisme, nous n’avions même pas peur pour nos propres vies, non pas
que nous nous sentions invincibles, nous vivions simplement l’instant
présent comme si il était le dernier.
Quel gâchis de voir la belle utopie d’une jeunesse, se
diluer dans un monde d’illusions, un monde anesthésié auquel nous
tentions parfois de donner du sens en retrouvant les traces du
chamanisme. Nos références d’alors étaient Carlos Castaneda et Don Juan,
le sorcier Yaqui personnage central des livres de Castaneda ou encore
Aldous Huxley et ses Portes de la perception, dans cet ouvrage
l’auteur mêlait la Métaphysique aux expériences psychédéliques ; comme
je vous le disais, nous tentions de donner du sens en intellectualisant
notre démarche.
Mais au plus profond de mon être, il y avait un vide, pas un
vide abyssal qui donne le vertige, non, juste une pièce manquante dans
un puzzle, comme si, j’avais égaré une partie de moi-même.
Quelle quête devais-je entreprendre ? Que devais-je
chercher ?
Par où devais-je commencer ?
Je voulais juste retrouver le chemin de mes rêves, ces rêves
où les hommes se respectent, s’entraident et s’émerveillent devant ce
magnifique patchwork qu’est l’Humanité. Ces rêves où les hommes luttent
contre tous ces dogmes qui font de nous des êtres à la pensée atrophiée,
luttent contre ces peurs qui nous recroquevillent et font de nous des
êtres égoïstes.
J’avais un réel besoin de lumière. Je n’avais pas envie que
mon passage sur cette terre, soit seulement celui d’un citoyen
acceptant d’être un élément constituant d’une société consumériste et
mercantile. J’aspirais juste à m’inscrire dans une démarche utile.
Je pense que dans la suite de mon existence, j’ai eu
beaucoup de chance, bien sur, j’ai eu mon lot de galères et puis cela
n’a pas toujours été évident de faire les choix qui me semblaient les
plus justes. Mais que de belles rencontres, riches et passionnantes, de
personnes habitées par cette même volonté de donner, de recevoir et de
partager ; des personnes qui à leur niveau, ont toujours eu la volonté
de s’impliquer dans la vie et de remettre chaque jour l’ouvrage sur le
métier.
A posteriori, je sais ce que je dois à ces faiseurs de
liens, non pas des liens qui entravent, mais des liens qui unissent les
Hommes dans une vision fraternelle, des liens qui nous rattachent aux
valeurs humanistes. L’homme que je suis devenu, s’est construit petit à
petit, à l’image de l’étoile flamboyante que nous bâtissons, morceau par
morceau le jour de notre augmentation de salaire. Aujourd’hui, j’essaie
autant que faire se peut, de par mon engagement professionnel et
associatif, d’être un levier permettant à d’autres de dégager les
rochers qui barrent leur route, ainsi, ils peuvent reprendre leur chemin
et je l’espère, aller plus en avant.
Ralf Emerson écrivait : « L'idéal de vie n'est pas l'espoir de
devenir parfait, mais l'envie de devenir meilleur …»
Et la Truelle me direz-vous ?
Je pense que cet instrument m’a accompagné une bonne partie de ma vie,
sans que je fusse particulièrement conscient de sa présence. Je sens
combien le maniement de cet outil est difficile et qu’il n’est pas
toujours aisé de rassembler ce qui est épars pour en faire un ensemble
cohérent. Il n’y a pas d’évidence ou de recette toute faite, pour
fabriquer un mortier permettant d’unir toutes ces pierres qui, si elles
se ressemblent ont toutes leur singularité, leurs aspérités. La Truelle
qui associée au ciment, sert à lier les pierres entre elles, sert aussi
à consolider et parfaire l’édifice ainsi construit ; même si l’œuvre
n’est jamais achevée.
Cet outil est le symbole du lien, de l’amour fraternel, de la
bienveillance entre frères et bien au-delà. Qui parmi nous n’a jamais
rêvé d’un monde frappé par le virus Humanitas fraternus.
Un monde touché
par cette nouvelle et mystérieuse maladie incurable qui ferait que
soudainement, nous soyons tous dominés par une irrépressible envie
d’aimer l’autre, que nous soyons tous animés d’une farouche volonté de
vivre dans un monde meilleur et que notre planète devienne une des
lumières de notre univers.
Alors, commençons par être exigeants avec nous-mêmes et ne laissons pas
les métaux polluer cette magnifique utopie qu’est la Fraternité ; car en
dehors des contacts bienveillants, des élans et échanges de fraternité,
nombre de désaccords profanes obscurcissent la lumière de nos Loges.
Dès notre retour dans le monde profane, combien de rancœurs, contenues
dans le Temple, ne se réveillent-elles pas, et même parfois sur les
parvis. Nos attouchements et accolades ne doivent pas se résumer à de
simples civilités de gens polis, ne nous laissons pas aller à une
certaine indifférence.
Ne nous habituons pas à la saveur désagréable de la coupe d’amertume, ne
laissons pas notre esprit se laisser submerger par un flot
d’arrière-pensées. Soyons plus forts que nos frustrations.
Mais enfin, je ne voulais pas plomber l’ambiance, car il est
évident que nous sommes tous convaincus que le Maçon doit rechercher
tout ce qui unit.
Qu’il doit arriver à la solution acceptable pour tous, conforme à
l’intérêt de tous. Un Maçon doit s’efforcer de rapprocher tant les
points de vue opposés, que les hommes divisés. Dès lors, toute
discussion, ou même polémique, devrait au moins être un ajustement de
différentes pensées, en respect des opinions, des croyances et idées de
l’autre, contribuant ainsi à faire croître une pensée plus riche et plus
harmonieuse. Et dans ce respect mutuel, doit venir prendre racine, la
compréhension, voire l’amour fraternel dans son sens universaliste et
humanitaire. Tous les Francs-Maçons doivent apporter selon leurs
possibilités, leur contribution dans les organisations humaines,
personne ne doit rester simple spectateur. Nous devons tous être les
artisans, de cette extraordinaire mosaïque qu’est la Fraternité.
Si nous devions nous poser une question, je pense que celle-ci pourrait
convenir :
« Aujourd’hui, ai-je été assez fraternel ? »
C’est vraisemblablement à l’aide de cette question, posée chaque jour,
par chacun de nous dans son for intérieur, que la Fraternité maçonnique
grandirait, de plus en plus réelle, de moins en moins utopique, même si
toujours insuffisante. Mais au moins, quelques instants chaque jour,
elle prendrait la dimension du réel et trouverait des points d’ancrage
dans la réalité. Aussi permettez-moi de vous offrir une
conclusion musicale avec une chanson très courte de Alain Souchon.
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