Toujours plus vite ? |
Une coïncidence heureuse de la programmation fait que ce travail intervient à la suite d’un autre exposé, nous parlant du temps comme objet philosophique. Je vais donc moi aussi parler du temps, mais cette fois ci d’un temps très concret, qui prolonge les réflexions précédentes. J’ai intitulé ce travail « Toujours plus vite ? » pour aborder la question du temps social, et plus précisément celle de la vitesse, et encore plus de son accélération. Toute société, quelle qu’elle soit, a en effet son propre rythme, sa propre temporalité qui régit la cadence de ses activités et règle la vie de ses membres. C’est ainsi que furent installées les premières horloges dans les monastères au XIII° siècle, pour régler les différentes phases de la vie monastique. Le temps social n’est donc pas une abstraction, et, à l’opposé du temps philosophique, insaisissable et fuyant, ce temps constitue bien une structure sociale, au même titre que la morale ou l’organisation du travail, c’est donc toute son importance. Il est tout d’abord intéressant de noter que parmi les nombreux sujets qu’abordent quotidiennement les medias, l’accélération du temps social n’est jamais évoquée, et lorsque la vitesse est abordée dans l’actualité, c’est paradoxalement sous l’angle de sa réduction, de sa limitation dans le domaine très particulier de la sécurité routière. Il faut donc en conclure qu’en dehors de l’exception de cet interdit routier, il est partout ailleurs permis d’accélérer. En vérité, l’accélération est même tout à fait conseillée et encouragée. Il faut aller vite, et même toujours plus vite. Le « toujours plus vite » n’est pourtant pas un mot d’ordre récent. Il nait avec la civilisation industrielle telle qu’elle prend forme dans le monde occidental à partir de 1850, et par laquelle on passe alors globalement dans le champ social, d’un temps qui n’était pas compté, c'est-à-dire celui du monde rural, régi par le lever et le coucher du soleil, à un temps compté, c'est-à-dire mesuré par les horloges et les montres, et aboutissant, entre autres, à la notion d’exactitude comme règle de la vie sociale. C’est l’exactitude du temps de travail de la Révolution industrielle, l’exactitude des horaires du chemin de fer naissant, ou plus simplement l’exactitude à un rendez-vous. Une notion nouvelle, qui cesse d’être l’apanage des rois, pour devenir la politesse de tout un chacun, puisque les horloges sont partout et les montres dans toutes les poches. C’est par exemple à cette époque que le clocher du château de Montluçon se voit équipé de quatre cadrans d’horloge diffusant l’heure à l’ensemble de la ville, et non plus seulement coté cour, à l’usage privatif et privilégié des maîtres du lieu. C’est naturellement ce décompte généralisé du temps social qui va engager le processus d’accélération du « toujours plus vite ». On le trouvera très rapidement à l’œuvre dans le champ économique et industriel sous la forme du célèbre « Le temps, c’est de l’argent », indiquant que l’ensemble du système repose sur une accélération continue. Celle des échanges financiers pour lesquels on installa le premier câble transatlantique au milieu du XIX° siècle, celle des transports et des systèmes de communication hertziens, celle le la production et de la consommation, avec depuis quelque temps l’obsolescence programmée des biens de consommation, puisqu’il y a peu encore, on fabriquait bêtement des objets réparables, c'est-à-dire dont le temps de vie était presque illimité. C’est donc, on le voit, le processus scientifico-technique qui soutient et alimente en permanence l’accélération du temps social, en fournissant dans cesse des fonctionnalités et des objets nouveaux qui permettent en toute chose d’aller « toujours plus vite ». La relative invisibilité de ce phénomène tient à ce qu’il est diffus et uniformément répandu, de sorte qu’il n’est nulle part et partout, et lorsqu’on le localise pourtant, on le trouve en nous-mêmes. Il habite en chacun d’entre nous, nous en sommes tous les victimes en même temps que les promoteurs les plus dévoués. Nous savons bien au fond que nous n’avons pas impérativement besoin d’un GPS et qu’une simple carte routière suffit généralement à nos déplacements, comme nous savons bien qu’un coup de fil peut généralement attendre notre retour à la maison, mais nous nous laissons séduire par ces petits accélérateurs et même les plus récalcitrants d’entre nous finissent un jour par se laisser convaincre ou contraindre, comme l’homme du XIX° siècle par la montre. Si cette planche est d’actualité, c’est parce qu’il me semble que nous avons franchi ces dernières années une nouvelle étape du processus d’accélération, débouchant sur une nouvelle temporalité : celle de l’instantanéité. Le téléphone filaire avait, par exemple, déjà considérablement accéléré la communication entre les hommes, auparavant soumise à l’archaïque rythme postal. Mais le téléphone portable a encore accéléré le rythme de nos existences. En nous rendant instantanément joignables partout et à tout moment, il a fait de l’urgence la règle et non plus l’exception. Pour prendre un autre exemple, les technologies numériques ont véritablement désintégré le temps de la photographie argentique : son si bien nommé « temps de pause » bien sûr, mais aussi et surtout le temps de développement de l’image. Sitôt faite, sitôt vue : l’image réalisée apparait instantanément après la prise de vue. On peut l’effacer, et sur le champ refaire une image, et sur le champ l’imprimer. Mesure-t-on bien la formidable accélération du processus photographique jadis contraint au temps du développement du négatif, puis du positif et de leur rinçage et séchage respectifs. Mais la plus grande révolution tient sans doute au transport de l’image : un clic et la photographie est déjà à l’autre bout du monde. Il n’y a pas si longtemps, pour envoyer une photographie, on la mettait dans une enveloppe qui cheminait longuement par bateau ou par avion avant d’arriver dans les mains de son destinataire. On voit donc que ce qu’a réalisé la photographie numérique n’est autre que la téléportation des vieux romans d’anticipation, c'est-à-dire le voyage instantané et immatériel des choses, basé sur la triple séquence dématérialisation, transmission, rematérialisation. On pourrait ainsi multiplier les exemples dans de nombreux domaines, de ce passage à l’instantané, qui constitue sans doute l’étape ultime de cette accélération générale, puisque, fort heureusement, la vitesse est, dans notre univers, limitée à celle de la lumière, ce qui n’est pas sans sagesse. Aussi, sans être ni nostalgique, ni réactionnaire, il me semble tout de même que ces accélérations successives et notamment les plus récentes, nécessitent réflexion, au sens où je ne suis pas tout à fait convaincu de la validité de l’équation « vitesse=progrès », et en particulier progrès humain. A vrai dire, je suis même plutôt convaincu du contraire, et je crains qu’à pouvoir aller « toujours plus vite », l’homme ne perde beaucoup de sa propre substance et qu’il n’hypothèque une part de son humanité en devenant un homme pressé. Il en va par exemple ainsi du temps de la réflexion. Ce moment de sagesse et de retour sur soi ne peut qu’entrer en conflit avec la vitesse ambiante. Car la pensée, pour se former, s’épanouir et se développer, nécessite un temps incompressible fait d’erreurs et d’essais, de fausses pistes et de retours en arrière qui constituent les conditions d’une pensée consistante, construite et féconde. Sans le temps de la réflexion la pensée s’appauvrit. Elle s’appauvrit et elle s’affole aussi. Prise par le temps, elle génère le fameux stress dont les medias nous entretiennent régulièrement. Ce stress est l’expression du conflit entre le temps de la réflexion et le « toujours plus vite ». On le dénomme fort cyniquement dans le monde du travail, la réactivité. La réactivité ne désigne rien d’autre que cette capacité surnaturelle de l’homme moderne à pouvoir se passer du temps de la réflexion. Mais cette réactivité n’est pas restreinte au seul monde du travail, elle atteint finalement aussi tous les possesseurs de téléphones portables que nous sommes. Si nous décrochons, nous nous condamnons à devoir répondre instantanément à la question de notre correspondant, et, si nous n’usons pas de quelque stratagème retardataire, nous ne disposons pas du moindre petit délai de réflexion. A l’inverse, la lettre d’antan permettait de mûrir une réponse, de la construire sereinement, voire même avec plaisir, et cette réponse était d’autant plus élaborée qu’elle était écrite. Car l’écriture, en formalisant la pensée, l’aidait aussi à se construire et à se préciser. Mais l’homme pressé s’oppose aussi au voyageur. L’homme pressé ne voyage d’ailleurs plus, il se déplace. Il réduit le voyage à sa seule destination. L’important est donc de ne pas perdre de temps en route, et l’idéal serait de réduire jusqu’à l’annuler la durée du déplacement. Tout oppose cet pressé au voyageur d’antan, qui par la force des choses était soumis à un long et lent cheminement dans l’espace. Il en résultait que le « chemin faisant » était aussi essentiel que la destination. « Chemin faisant », il goûtait à la lente métamorphose des paysages et des habitations des contrées traversées, quand il ne s’abandonnait pas à de longues rêveries sur ce qu’il venait d’observer. Qu’on se rappelle aussi le nombre d’aventures et de romans nés de la longueur des traversées transatlantiques à bord de ces paquebots aussi puissants que poussifs. « Chemin faisant », on y concevait par exemple que, sur terre, les continents sont des îles séparées par de vastes océans. C’est ainsi que le « chemin faisant », c'est-à-dire le temps incompressible du voyage, loin d’être vécu comme une interminable contrainte, était devenu une institution culturelle, un acte de connaissance à part entière, et pour les plus attentifs, un voyage initiatique. Car nous savons bien que le cheminement est souvent plus essentiel que l’atteinte du bût, et que c’est bien pendant le voyage qu’on apprend. Le voyage est d’ailleurs une métaphore de la connaissance, et tout dilettantisme mis à part, c’est pendant le trajet qui nous mène vers l’objet de notre recherche, que souvent des connexions s’établissent qui nous mettent en présence d’informations finalement beaucoup plus essentielles que celles que nous recherchions. Et c’est ainsi que le savoir se construit, peu à peu, et lui aussi « chemin faisant ». Si par malheur, quelque diabolique système nous mettait directement en possession de l’objet de notre recherche, supprimant donc tout à la fois le chemin et le temps de le parcourir, il en serait fini d’un savoir dynamique, c'est-à-dire s’une connaissance fabriquant de la connaissance. Vous aurez reconnu dans cette description l’écueil d’Internet. Il n’y a pas plus d’erreurs ou d’approximations sur Internet que dans les livres, il y a seulement de la part de ses promoteurs l’idée spécieuse qu’on pourrait miraculeusement accéder instantanément à la connaissance, sans avoir parcouru le long chemin qui fait la connaissance. Mais ce raccourci est un leurre et le miracle n’est évidemment qu’un mirage, car on accède qu’à des informations. La connaissance, elle, n’est pas plus téléchargeable qu’instantanée. Elle demeure un voyage au long cours, une traversée, si ce n’est une Odyssée pendant laquelle il convient d’être curieusement ambivalent, c'est-à-dire vif, en alerte et toujours sur le qui-vive, en même temps que rêveur, vagabond et parfaitement désintéressé. Le temps social, c'est-à-dire celui de notre vie en société, s’est donc continuellement accéléré depuis plus d’un siècle et tend aujourd’hui à l’instantanéité. Que peut-on en penser ? Vous aurez constaté que j’ai brossé un portrait sombre et à charge du « toujours plus vite ». Pourtant mon opinion est plus nuancée. On peut légitimement pense que, proches d’atteindre une vitesse excessive, nous courons à notre perte sous la forme d’un grand accident collectif, ainsi que le décrit par exemple Paul Virilio. On peut également penser que cette accélération continue ne résultant que de la dynamique propre du processus d’invention technique permanent, nous ne maitrisons pas grand chose, et qu’elle s’est donc établie au détriment de notre libre arbitre : l’objet technique n’est jamais neutre et sa fonction transforme et modifie toujours notre manière d’être. Autrement dit, l’antique distinction entre le possible et le souhaitable ne s’effectue plus, rendant tout possible immédiatement souhaitable. Mais on peut aussi penser que le « toujours plus vite » est un symptôme. Le symptôme d’une modification profonde de notre rapport au temps et le signe avant coureur d’une nouvelle temporalité, comme s’était développé durant la Renaissance une nouvelle conception de l’espace. Peut-être sommes nous depuis un siècle entrés dans une nouvelle Renaissance, dont la question centrale ne serait plus comme au quattrocento l’espace, mais cette fois-ci le temps. On trouverait ainsi dans l’art, les sciences, et plus encore la mise en œuvre d’outils nouveaux de nombreux parallèles entre la Renaissance et notre époque. On pourrait monter que de Einstein à Marcel Duchamp, une nouvelle temporalité est sans doute à l’œuvre, tout comme on ne manquerait pas de rapprocher la Camera Obscura de la Renaissance de notre ordinateur. Mais ce serait l’objet d’un travail à part entière, et là n’est pas être finalement pas l’essentiel. Car quelque soit la validité de cette formidable et séduisante hypothèse, il me semble que le « toujours plus vite » se heurtera toujours à une limite indépassable, celle du temps incompressible de la pensée. Elle tient sa force de ce temps propre par lequel elle s’extrait momentanément du cours des choses. Non pas pour fuir le monde ou s’en détourner, mais pour tenter de le penser avant d’y revenir. C’est en se retirant un temps sous une voûte étoilée finalement assez semblable à celle qui nous abrite que la pensée se construit, et que si j’ai toujours plaisir à venir en ces lieux, c’est aussi parce que le temps s’y écoule autrement. Une fois la porte refermée et défendue par le Couvreur, un autre temps se met en place, un temps préservé du tumulte du dehors par un rituel qui est aussi une manière d’organiser le temps. De midi à minuit, nous sommes à l’abri, protégés par ce temps symbolique qui suspend le temps profane, et par les temps qui courent, c’est, je pense un bien précieux. C’est pourquoi, tandis que la conclusion d’un précédent travail sur le même sujet appelait à prendre notre temps, je conclurai le mien en disant : « Gardons notre temps ». |
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